Le 19 janvier 1988  à 9h17, La Dieppoise, dernier patrouilleur en bois de la Royale était pétardé dans le lagon de Nouméa, sous le vent du récif TABOU. Il avait à son actif 35 années de service dont 11 en Nouvelle Calédonie. Cette  première  nationale transformait le bâtiment en récif artificiel, un  must pour les plongeurs en visite sur ce territoire français du Pacifique. Comment cette opération avait-elle été rendue possible?

Les démarches

En 1986, la presse locale nous apprenait que le patrouilleur La Dunkerquoise serait définitivement désarmé et coulé en haute mer, à l'occasion d'un exercice de tir, traditionnel dans la Marine Nationale. Immédiatement, il est apparu à de nombreux plongeurs de Nouvelle Calédonie que le navire pourrait devenir un exceptionnel site de plongée s'il était immergé dans le lagon. Michel Beaumont, membre de l'Association Fortunes de Mer Calédoniennes et président du Club d'Activités Subaquatiques de Nouméa, entamait des démarches dans ce sens, mais hélas trop tardivement.

La providence voulut que le sister ship La Dieppoise arrivât également en fin de potentiel en juillet 87. En s'y prenant tôt, les démarches avaient des chances d'aboutir.

En juin 87, Jack Mainguet, président du comité régional de la FFESSM présentait un projet à Philippe du Couédic de Kergoaler, administrateur des Affaires Maritimes, qui coordonnait toutes les démarches.

En juillet 87, le capitaine Desgrées du Loup, Commandant la Marine en N.C, obtenait du Ministère de la Défense et du Haut Commissariat de la République les autorisations indispensables. Le dossier fut complété par les avis favorables du Comité pour la Protection de l'environnement et de l'Association pour la Sauvegarde de la Nature Calédonienne. Enfin, le Conseil du Port Autonome de Nouméa et son président, P.Muller, offraient la prise en charge des frais des travaux de pompage et nettoyage des soutes à combustible, afin d'éliminer tout risque de pollution.

Le point capital était alors le choix du site d'immersion. Plusieurs conditions devaient être remplies : écart des routes maritimes, proximité de Nouméa, profondeur entre 20 et 30m, abri des vents dominants, clarté d'eau la meilleure possible et enfin mouillage sûr. Michel Beaumont proposa la partie ouest du récif Tabou, à proximité du phare Amédée et de son infrastructure touristique. Le 4 décembre, le Comité Régional de la FFESSM confirmait son accord pour ce choix. Les préparatifs pouvaient  enfin commencer....

Le pétardage

L'ordre de circonstance du 30-12-87 émanant du Commandant de la Marine précisait que l'ex patrouilleur La Dieppoise serait immergé par pétardage dans le lagon, le matin du 12 janvier 1988.

Le cyclone tropical Anne obligea à repousser cette date, et c'est le 19 janvier que, remorqué par LE PIVERT, La DIEPPOISE gagna le lieu de se dernière demeure : sous 26m d'eau, par 22° 29' 10 sud et 166° 26' 40 est, à quelques encablures du Phare Amédée.

Le journaliste Luc Delannoy, des Nouvelles Calédoniennes était l'un des rares civils à être autorisé à assister à la cérémonie. Il raconte:

« Vers 7 heures, La Glorieuse appareille à son tour. A son bord, le Capitaine de Vaisseau Desgrées Du Lou, Commandant de la Marine en Nouvelle-Calédonie. Il n'est pas seul à accompagner le vétéran pour ses dernières mitrailles à flot. Autour de lui sont présents tous les commandants des bâtiments basés à Nouméa, le Commandant du RIMAP, l'adjoint « Terre » du Général Franceschi et le colonel Koscher, Commandant des Éléments de l'Armée de l'Air.

A bord, discrets mais indispensables, trois « bourreaux » de l'ancien patrouilleur : le Capitaine de Corvette Thil, le Lieutenant de Vaisseau Vernanchet et un premier-maître, tous fusillers-marins. Dans leurs sacs, six kilos de plastic répartis en deux charges, quelques mètres de mèches lentes et des bouchons allumeurs. C'est à eux, qui le plus souvent eu comme seul souci de  conserver à flot,  les bateaux sur lesquels ils étaient embarqués, que reviendra, dans moins d'une heure, la tâche de donner le coup de grâce à la coque grise. Pour l'heure, ils s'apprêtent, passent leur combinaison de plongée noire, ajustent leur couteau, vérifient leurs explosifs.

Maintenue bâbord face au soleil par Le remorqueur Pivert, La Dieppoise n'est plus qu'un ponton dérivant; le pneumatique et ses plongeurs y ont accosté  peu avant 9 heures. On évacue les quatre derniers marins demeurés à bord pendant l'ultime convoyage et débute alors la préparation du dernier acte. Une charge à l'avant, une charge à l'arrière, justes suffisants pour ôter quelques mètres carrés de bois dans les fonds. Exit les plongeurs. « Mise à feu imminente » annoncent les haut-parleurs de La Glorieuse. Les discussions cessent, tous les regards se tournent silencieusement vers la masse grise. « Mise à feu dans deux minutes! »

9h17: première explosion, premier panache de fumée, suivi, trente secondes plus tard d'un second. En quatre minutes, a coque affiche une gîte bâbord très prononcée. A 9h25, l'eau atteint le liston. Le Pivert, La Pétulante et La Glorieuse assistent à la silencieuse agonie. Sur le pont du patrouilleur, le Commandant Desgrées Du Lou, les mains sur ses jumelles, le visage de marbre, regarde s'abîmer dans la mer celui qui a bien mérité de la Royale. Comme d'instinct, tous les invités se sont silencieusement reculés, dégageant autour de lui  un cercle tacitement inviolable d'un mètre..

Loin derrière La Glorieuse, La Gazelle, le bateau de Fortunes de Mer Calédoniennes, avec à son bord une poignée de passionnés de l'exploration des épaves, a refusé de s'approcher. Les civils ont tenu à laisser les marins dire seuls adieux à l'un des leurs....L'eau monte toujours. L'inscription P 665 commence à disparaître. L'arrière s'enfonce. Le niveau atteint l'écubier. Il ne reste plus rien des chiffres noirs qui ont identifié le bateau

9h30, un dernier bouillonnement d'écume blanche. L'étrave de La Dieppoise pointe quelques secondes vers le ciel bleu, tandis que passe au-dessus d'elle, ultime hommage de la Marine d'un autre temps, un Gardian de l'escadrille 9 S de l'Aéronavale. Seule trace encore visible, un caisson de la passerelle, vraisemblablement détaché par l'explosion des charges et qui flotte, dernier témoin d'une existence qui s'est achevée après 454 972 milles nautiques et 19 commandants.

« C'est triste...Très triste... » Commente sobrement le Commandant du Jacques Cartier. « Mais il est peut-être plus noble pour un bateau, de finir au fond de la mer plutôt que dans un chantier de démolition ! »

C'est à lui que le patrouilleur doit d'avoir sombré aux accents du Requiem de Mozart, diffusé par les haut-parleurs de La Glorieuse.

« C'est un peu de l'âme de La Dieppoise qui est restée là-bas » déclare le Commandant « les bateaux ont une âme et en voir couler un est toujours un peu poignant, mais pas autant que le fut la dernière rentrée des couleurs à bord, le 9 juillet »

Premiers visiteurs

Sur La Gazelle, nous fûmes informés par radio que le périmètre de sécurité pouvait être franchi. Tous les autres bâtiments prenaient déjà le chemin du retour sur Nouméa.

Curieusement, il ne semblait pas que l'épave avait été balisée et nous tentâmes, sans succès, de la localiser au sondeur. Heureusement, quelques taches irisées à la surface de l'eau, des traces de carburant, nous indiquèrent que nous étions proches du site. Le récent passage du cyclone nous valait une très faible visibilité qui excluait un repérage de la surface. Deux plongeurs furent envoyés, Max Palladin et moi-même.

A 25m, sur le fond de sable, je trouvai, éparpillés, une quantité de papiers, genre télex, encore visibles. Impossible de faire des photos convenables à cause de la grande quantité de particules en suspension. Sur le pont arrière, un bout en nylon d'une trentaine de mètres, relié à un tonnelet en plastique, était collé au plafond d'une coursive. Ainsi, le navire en coulant, par l'arrière, avait coincé vers l'avant et le haut, ce bidon qui devait baliser le site pour les plongeurs de la Marine Nationale.

Poursuivant ma visite vers l'étrave, je retrouvais une quantité de capsules cylindriques, vides, accrochées, par intervalles le long du pont : elles avaient contenu un colorant que la trop grande profondeur avait rendu inopérant.

A l'extrémité de la proue, une caméra vidéo portant le logo « RFO NC », positionnée face à la timonerie, devait enregistrer l'immersion. Hélas, une panne l'empêcha de fonctionner. Un rémora me tint compagnie au palier, puis m'abandonna pour se coller à une partie plate des superstructures.

La plongée du souvenir

En février 88, Le porte hélicoptère Jeanne D’Arc, bâtiment de combat, école flottante et ambassade de la Marine Nationale Française, arrivait au terme de la plus longue traversée de sa campagne: Jakarta-Nouméa, soient 3 931 milles nautiques, un peu plus de 7 700 km parcourus en 12 jours avec 850 hommes à bord. L'un d'eux, le Lieutenant de Viasseau Jean-Louis Kerignard, chef de groupe, avait été, autrefois, officier en 3ième à bord de La Dieppoise. Au cours d'une interview accordée à la presse locale, il avait exprimé le désir de plonger sur l'épave de son ancien bâtiment. .Je lui proposai de l'y emmener.

La météo était mauvaise, mais le séjour de La Jeanne sur le Caillou limité....Nous affrontâmes donc, pendant deux heures, le pénible clapot levé par un bon Sud-Est de 25 nœuds, pour atteindre le récif Tabou dans une modeste coque en aluminium. Après un mois d'immersion, un fin duvet de particules recouvre l'ensemble du bâtiment. Nous « survolons »le  pont arrière et empruntons un passage près des bossoirs arrière. Par une écoutille, nous pénétrons dans une chambre : là, l'officier me désigne, avec forces gestes, ce qui fut sa bannette. Nous nous dirigeons vers la poupe et nous faufilons entre les hélices dont l'ensablement a commencé et dans lesquelles un banc de loches castex a établi son territoire. Nous longeons la coque jusqu'à l'étrave et terminons la visite par la timonerie, avant l'incontournable palier, à l'extrémité des antennes radio. Retour plus paisible par vague ¾ arrière. Jean-Louis Kérignard est en proie à des émotions contradictoires : il est à la fois heureux d'avoir effectué cette plongée du souvenir, mais en même temps, triste, voire contrarié de retrouver son bâtiment immergé...Les relations passionnelles entre les marins et leurs bateaux!!!!!

Tabou sur la Dieppoise !

En 1990, le Congrès du Territoire de Nouvelle Calédonie classe le site Réserve marine. Aujourd'hui, la vie sous-marine a pleinement pris possession de l'ex patrouilleur. La fixation des micro-organismes a entraîné la mise en place  du processus de la chaîne alimentaire.

Bernard Andréani, qui dirige avec compétence et gentillesse l'Amédée Diving Club, pourra vous faciliter la visite à partir de son infrastructure basée sur l'ilot Amédée. Grâce aux deux bouées fixées par lui, vous embosserez facilement votre embarcation à la verticale de l'épave sans la détériorer.

Dès l'arrivée sur le pont, c'est un carrousel de becs de cane, loches, labres, vieilles, saumonées etc. A la hauteur des deux hélices, de grosses loches vous attendent. Parfois, les superstructures accrochent des nuages d'anchois traversés par des charges de carangues ou de petites bonites. Vous ne résisterez pas à la tentation de prolonger votre palier!

La belle épave mythique des décors de cinéma est devenue réalité, elle attend ses admirateurs et, pourquoi pas, un réalisateur de films....

La Dieppoise, née à Port Arthur au Canada le 21-06-52, basée successivement à Brest en 1961, Diego Suarez en 1972 et Nouméa le 29-06-76, a participé activement à la surveillance maritime et aux diverses missions d'aide aux différentes populations de la région. Le patrouilleur, après un trajet de 454 972 milles nautiques sous le pavillon tricolore, commence maintenant sa seconde vie, immobile, celle-là. En remerciement pour ses bons et loyaux services, La Dieppoise méritait bien cette paisible retraite.

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