En cet après-midi du 10 octobre 1873 les dix hommes d’équipage du TACITE, excités et soulagés,  se pressent sur le pont pour enfin apercevoir sur l’horizon devant l’étrave, le premier relief de la Nouvelle-Calédonie, leur destination finale. C’est sans doute le Mont Dore d’après le second capitaine. Ils sont partis de Bordeaux il y a 134 jours exactement et n’ont fait aucune escale. Il leur tarde de sentir les odeurs végétales et de fouler une terre, fut-elle de l’autre côté du globe. Leur navire est un trois-mâts barque en bois de 257 tonneaux de taille modeste,  mais robuste et fiable. Lancé en 1869 près de Nantes, il a déjà, en quatre ans gagné ses titres de noblesse.  Il a sillonné les trois océans de Rotterdam à Sydney, des caraïbes à l'Asie et connu les quarantièmes rugissants de l'océan Indien dont les vents puissants soufflent  inlassablement vers l'est. C'est du reste par cette route que le voilier a rallié la Nouvelle-Calédonie. Dans ses cales s'entassent 400 tonnes de marchandises destinées à la jeune colonie en plein essor et qui manque de tout.

Le Capitaine compte rentrer dans le lagon demain matin par une des passes de Boulari. Une dernière nuit de quart s'organise. Au crépuscule la lumière du phare  Amédée est signalée sur l'avant bâbord, ce qui rassure et confirme la bonne position du navire. Chacun à bord est confiant et a hâte d'être au lendemain. Dans leurs coffres en bois cirés les marins rapporteront de cette escale exotique des  souvenirs qui feront rêver ceux qui sont restés au pays. C'est l’aura des gens de mer de l'époque qui sont les seuls humains à parcourir le globe.

Le Capitaine prend son quart jusqu'à minuit, dans la chambre de veille il relie les instructions nautiques et se remémore toutes les recommandations qu'il a obtenu de ses collègues, capitaines au long-cours comme lui, concernant la délicate navigation dans les eaux tropicales où pousse le corail. Il sait que les passes de Boulari sont situées sous le vent dominant. L'alizé de sud est, ainsi que la dérive portent en général à l'ouest. En effet, le même alizé pousse les vagues par-dessus le récif, le lagon se charge par l'est et par conséquent se décharge à l'ouest.

La voilure est réduite pour que le navire capeye à faible vitesse à l’ouest sud-ouest en restant en vue du phare en attendant l’aube. Le commandant prendra alors sa décision en fonction des courants observés. De toute façon il est décidé à attendre la venue du côtre du pilote qui le rejoindra en dehors des passes. Se croyant sans doute assez loin des dangers, il quitte la passerelle en fin de soirée sans donner d'ordre particulier au maître d'équipage de quart à la barre du navire qui, faute de vent et peu de voiles, gouverne à peine. Le compas indique un cap au sud sud-ouest. Le phare est relevé au nord-est.

Malheureusement le Capitaine n'a pas pris en compte dans ses réflexions un détail important. Depuis quelques jours, plus exactement depuis qu'il a quitté le détroit de Bass entre la pointe sud de l'Australie et le nord de la Tasmanie, c’est un puissant vent d'ouest qui gonfle les voiles du TACITE. C’est toujours avec ce même vent faiblissant qu'il est arrivé rapidement en vue des côtes calédoniennes. De ce fait, les courants ne sont plus les mêmes qu’avec l’alizé de sud-est habituel, voir même opposés....

Le second, qui possède lui aussi un brevet au long cours, prend son quart à minuit. La nuit est belle, une longue houle fait rouler lentement bord sur bord le navire dont le gréement grince à chaque balancement. Tout est calme. A présent, faute de vent le voilier ne gouverne plus. L'officier est inquiet, il a un doute sur la position du TACITE. Il hésite à descendre dans la chambre de veille où se trouve le Capitaine, pour lui en parler. Ce dernier ne l'a d’ailleurs pas consulté avant de quitter la passerelle. Cependant, une altercation serait mal venue si près de la destination et rappellerait de mauvais souvenirs. A une heure du matin il fait une ronde à l'avant du navire, les sens en éveil. Soudain il perçoit le grondement tant redouté des vagues qui brisent sur un écueil, en scrutant les ténèbres il ne tarde pas à apercevoir par l'avant bâbord une ligne blanche : le récif ! L'alerte est immédiatement donnée, le Capitaine se rue sur le pont et fait envoyer toute la toile afin de se dégager vers le large.

Le vent est très faible, cependant le navire prend un peu d'erre, mais pas suffisamment pour évoluer dans la direction souhaitée. Incontrôlable et livré à lui-même le TACITE change lentement de bord vent arrière. Les ancres sont parées à êtres mouillées, c’est le seul espoir de se sortir d’une telle situation. Faut-il encore que le fond soit accessible. Un matelot sonde en permanence sans le trouver. Au moment où le voilier finit par pivoter enfin, un deuxième récif apparaît mais cette fois ci sur tribord à moins de cent mètres. L'équipage consterné et impuissant regarde les brisants se rapprocher par le travers. Lorsque le matelot qui est à la sonde annonce 14 mètres, on lui crie de larguer l’ancre. Trop tard, au même instant l’arrière tribord du TACITE engagé dans les brisants talonne violemment. Ordre est donné de mettre seulement les deux petites embarcations à l’eau, le grand canot placé à l’envers sur le grand roufle ne pouvant l’être dans ces conditions. La houle qui brise inflige de terribles secousses qui ébranlent le navire. L’équipage craint de voir tomber le gréement sur lui. Le gouvernail se détache, puis le navire pivote à 180° sur son arrière prisonnier des madrépores et se range bâbord amure le long du tombant corallien en faisant eau et commence à couler par son avant qui pointe maintenant à l’est. A présent tout espoir  de sauver le voilier semble impossible, il faudrait un miracle…il n’y en aura pas, le sort en a décidé ainsi.

L’avant du TACITE est maintenant sous l’eau, l’équipage abandonne en hâte le bord sans pouvoir sauver les effets personnels entassés dans le poste avant. Dernier sur le pont, le Capitaine tente d’atteindre la chambre de veille pour sauver ses documents, ce sont  les cris de l’équipage qui l’en dissuade, le navire est sur le point de sombrer. A peine a-t-il le temps de sauter dans le canot le plus proche qui se dégage à grands coups d’aviron que le voilier se couche sur tribord, le grand mât se brise et le gréement restant manque de les atteindre.

Consterné, l’équipage observe les derniers remous et les bulles qui troublent la surface comme un message d’adieu de leur navire qu’ils aimaient tant, seule la flèche d’artimon dépasse à peine des flots. Résignés ils s’éloignent. Après avoir ramé seulement un quart d’heure ils s’aperçoivent qu’ils sont en fait déjà dans le lagon. Ils mettent alors le cap sur le phare Amédée distant de quatorze miles dans le nord ouest. Ils y débarquent vers neuf heure, c’est ensuite le bateau pilote l’ETOILE qui ramène tout l’équipage sain et sauf  à Nouméa où ils arrivent en cette fin d’après-midi du 11 octobre 1873.

Cent quarante ans après ce naufrage, quelles conclusions peut-on en tirer ?

A la lumière des différents rapports d’époque ajoutés aux connaissances géographiques, hydrographiques et météorologiques récentes, le Capitaine Moyon a été victime d’un courant inhabituel qui a entrainé son navire en travers dans la passe de Mato. Il est fort probable que s’il n’avait pas tenté de se dégager en portant toute sa toile, le TACITE aurait, sans le vouloir, pénétré dans le lagon sans dommage. Il aurait pu y mouiller en attendant le jour, et même en supposant qu’un récif intérieur l’ait accroché, étant à l’abri de la houle cela n’aurait pas eu de grave conséquence.

La seule erreur commise par le Capitaine est de n’avoir pas donné la consigne  de surveillé le relèvement du phare Amédée, car à partir du moment où ce dernier apparaissait au nord, il fallait immédiatement tenter de faire de l’ouest. Le vent tombant complètement, la mise à l’eau du grand canot et l’énergie des rameurs auraient pu faire la différence. Il n’en fut pas ainsi. Un blâme lui fut infligé par la commission d’enquête, mais il ne perdit pas son brevet de commandement.

Raymond Proner