2 octobre 1998, 9h40 : après plusieurs tentatives de recherche, l’épave du trois-mâts barque TACITE est enfin localisée par deux plongeurs de l’Association Fortunes de Mer Calédoniennes. Ce voilier reposait depuis le 11 octobre 1873 à trente milles de Nouméa, dans la Passe de Mato par 32 mètres de profondeur. Ce gisement archéologique présente un grand intérêt pour le patrimoine maritime de Nouvelle Calédonie puisque la totalité de la cargaison, constituée de marchandises diverses embarquées à Bordeaux, destinées à l’archipel, a été parfaitement protégée par le sable corallien. Rendons-nous sur le premier chantier de fouilles.

Dès notre immersion, le tintamarre produit par les moteurs pétaradant sur la plage arrière de TOTAL RECUP (notre bateau base) s’évanouissent. Avec Michel, je descends le long du tuyau jaune de la pompe hydraulique qui s’enfonce dans le bleu. A partir de 10 mètres, l’épave du TACITE nous apparaît progressivement: un guindeau, des amoncellements de pièces métalliques, quelques rouleaux de feuilles de zinc, des tonneaux de ciment, une meule à grains plantée sur la tranche, et, au centre de tout cela, quatre plongeurs qui s’activent. Un halo de lumière produit par la rampe de projecteurs de l’équipe vidéo met en relief le binôme de plongeurs que nous venons relayer. Depuis vingt minutes, nos amis ont creusé par aspiration des sédiments, un cratère d’où ils viennent de dégager un nombre impressionnant de chandeliers, verres à pied, ainsi qu’un magnifique angelot et une adorable tête de poupée en porcelaine blanche.

Mon compagnon s’empare du tuyau annelé de la “suceuse”, il pousse de sa main libre les sédiments vers cette bouche qui les avale goûlument dans un chuintement perceptible. Pendant ce temps, je déplace des morceaux de coraux et des tessons tranchants vers une zone élue “dépotoir”. Michel fait apparaître la forme ventrue d’une grosse barrique en bois, partiellement éclatée malgré la présence de plusieurs cerclages en métal corrodé.  Il dégage ensuite des bouteilles de vin disposées en quinconce dans une caisse dont le bois gorgé d’eau se délite au toucher, les pose une à une avec délicatesse à l’extérieur de la cavité; elles possèdent toutes encore leur bouchon, certaines présentent même un goulot capsulésur lequel on peut encore lire: ”LAFAURIE Fils - Liquoriste - BORDEAUX“.  Il ne manque que les étiquettes! Nous savons  hélas, que le breuvage d’origine n’est plus qu’un liquide nauséabond.

A quelques centimètres de nos masques,  labres et lutjans se régalent des nombreux organismes délogés de leurs abris .  J’inspecte régulièrement la buse en PVC qui refoule les plus fins sédiments en nuages et construit un tas pyramidal avec les matériaux plus lourds. En examinant avec soin ce dépôt, nos amis ont trouvé ce matin un sceau en plomb portant l’inscription:”BORDEAUX”.

Un regard sur les instruments nous informe qu’il ne reste que deux minutes à passer au fond. Nous remplissons de bouteilles nos filets; en  amorçant notre retour vers la surface, nous croisons Gilbert et Jean-Pierre qui assureront l’ultime plongée de ce chantier. Ils disposent de peu de temps pour remblayer la cavité, libérer la suceuse enchaînée au guindeau, remplir d’outils et d’objets divers une bassine en aluminium et la remonter à l’aide d’un sac de relevage.

Nous quittons le site avec le sentiment d’avoir beaucoup appris pendant ces trois journées. En 69 plongées, nous aurons totalisé 23 heures de fouilles et remonté près d’un millier d’objets actuellement entreposés pour être inventoriés, puis traités, dans le laboratoire du Musée de L’Histoire Maritime de Nouvelle Calédonie.

Après le naufrage, le Capitaine Jean-Baptiste MOYON concluait ainsi son rapport:  “Le navire s’enfonçant de plus en plus, je songeais à sauver mes hommes et les papiers du navire; mais je ne réussis qu’à demi pour ces derniers; car les hommes étant tous embarqués, virent le danger mieux que moi qui cherchais à sauver mes livres de comptes. Ils me crièrent tous: Sauvez-vous, capitaine, le navire va sombrer. Je sortis immédiatement de la dunette et je n’eus que le temps de m’élancer dans le canot, en criant à mon tour: Au large! Dans moins de temps que je ne mets à l’écrire, le navire s’abîma dans la mer en chavirant au large. Le grand mât tomba, le mât de misaine aussi fut cassé, je le suppose. Nous restâmes environ cinq à six minutes en observation. Après ce petit laps de temps écoulé, je ne vis plus qu’une partie du flèche et du petit perroquet. Je fis alors nager quinze minutes environ, afin de voir et de pouvoir préciser l’endroit où gisaient les épaves du TACITE. Quand je revins, tout avait complètement disparu. Convaincu alors que c’était à l’entrée de la passe de Mato que nous avions fait naufrage, nous fîmes route avec précaution pour chercher un passage entre les récifs, et nous réussîmes, non sans quelque difficulté, car comme je l’ai déjà dit, nous n’avions presque rien de sauvé,  ni compas, ni carte. Enfin nous aperçûmes le phare et nous pûmes nous diriger, en prenant des précautions, en attendant le jour. La mer était belle, heureusement, car les deux embarcations que nous avions étaient très faibles, n’ayant pas eu le temps de mettre la chaloupe à la mer. Nous nous dirigeâmes sur le phare de l’ îlot Amédée où nous arrivâmes à dix heures du matin. Après avoir pris quelque nourriture et un peu de repos, le pilote-major nous fit conduire par sa goélette à Nouméa. Chemin faisant nous rencontrâmes le transport à vapeur le CHER qui allait pour nous secourir; mais sur le rapport verbal que je lui fis, il jugea inutile, comme je l’avais jugé moi-même, d’aller à la recherche de quoi que ce soit. Le temps peut-être permettra d’avoir quelques barriques de vin; mais, comme le navire était presque tout chargé en lourd par son fond et caissage par les hauts, je crois qu’il restera longtemps avant d’être brisé, et roulera à une profondeur telle qu’il sera matériellement impossible de sauver aucune épave. Arrivé à Nouméa je logeai mes hommes comme je pus, n’ayant ni argent ni crédit, et la ville étant dépourvue d’hôtel."

Le capitaine MOYON était, on peut le comprendre, pessimiste quant au devenir de la cargaison. Il serait aujourd’hui très surpris de constater que celle-ci commence à être livrée à Nouméa avec 126 ans de retard!

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