A la fin du siècle dernier, le gouvernement français adopte une loi destinée à encourager le commerce maritime à voiles qui commence à souffrir de la concurrence des navires à vapeur. Il alloue aux armateurs des primes à la construction et également à la navigation,  proportionnelles à la distance couverte par les navires.

La destination la plus lucrative se trouve évidemment aux antipodes: la Nouvelle-Calédonie. La route du nickel est la dernière partition jouée par les grands voiliers au commerce du pays. Le 2 février 1900, l'Emile Renouf, sous le pavillon des armateurs havrais Cicero Brown et Édouard Corblet, appareille de la rade de Thio sur la côte est de la grande terre calédonienne. Il emporte dans  ses cales 3388 tonnes de minerai de nickel et 176 tonnes de cobalt en sac, destination: Glasgow.

Le naufrage

Le 6 février 1900 à 19 heures 10, l’Émile Renouf heurte violemment un récif, se déséchoue puis coule presque immédiatement. L'équipage au complet ainsi que la femme du capitaine et son fils âgé de 5 ans, soit 32 personnes sont embarquées dans la baleinière et le youyou. Faute de temps, les papiers du bord ne peuvent être sauvés; seuls de rares vivres sont embarquées mais sans eau douce. Le lendemain à 11 heures le ketch la Perle de Nouméa recueille les naufragés aux abords de la passe de la Havannah, situé dans le sud de la Nouvelle-Calédonie. D'après les journaux de l'époque, on peut penser que le navire était encore visible quelque temps après le naufrage, puis qu'il  disparut définitivement quelques semaines plus tard. Des vestiges furent trouvés sur la côte de  l'île de Maré et sur l'îlot Mato où un pêcheur trouva un coffre de marin contenant quelques habits et une montre. La version du naufrage donnée par le capitaine en l'absence du journal de bord, fut celle un peu confuse d'une route contre un faible alizé d'est-sud-est qui devait faire passer l’Émile Renouf à  huit nautiques dans l'ouest du récif Durand. Il affirma que son navire avait heurté un écueil non porté sur les cartes; le bruit courut  localement que le récif Durand  était mal positionné.

A Nouméa la commission locale d'enquête resta sceptique sur les dires du capitaine. L'affaire traîna. L'équipage interrogé, demeura discret. Il était prudent pour les marins de l'époque, de ne pas accabler leur capitaine car trouver un autre embarquement se serait avéré difficile  par la suite. Quatre mois plus tard, le 8 juin 1900, le capitaine Boju est tenu de s'expliquer devant le Commissaire de l'Inscription Maritime du Havre. Ce dernier met en doute l'existence d'un écueil non cartographié et affirme que s'il s'agit bien du récif Durand : le capitaine du quatre-mâts barque est fautif.

L'affaire est grave : elle est portée devant la commission supérieure des naufrages qui se réunit à Paris le 26 juillet 1900 et qui décide de traduire devant un tribunal maritime commercial le capitaine de première classe de la Marine Marchande Boju Joseph. Sur ordre du ministre de la Marine du 14 août 1900, les membres du tribunal Maritime commercial sont désignés. Ils se réunissent pour le jugement le 8 septembre 1900 à l'hôtel de la Marine de Nantes.

Entre-temps, à la demande du Ministère de la Marine, un aviso transport de la Royale, l'Eure basé à Nouméa et commandé par le capitaine de frégate Thibaut fait une reconnaissance du récif Durand et de ses abords pour établir si un récif non hydrographié existe ou non. La conclusion du rapport daté à Nouméa du 27 avril 1900 est accablante: le récif est parfaitement positionné sur les cartes et aucun autre récif n'existe dans ses environs. Sans doute par oubli, son rapport transmis à Paris n'est pas signé. Il sera donc sans effet et devra être retourné sur Nouméa pour signature. En 1900 les échanges de courrier entre la métropole et la Nouvelle-Calédonie prennent des mois. Il en résulte que le document dûment signé du commandant Thibaut ne parvient à Nantes qu'après le procès.

D'autre part, un député, par lettre du 30 juin 1900, et un sénateur par lettre du 12 juillet de la même année, demandent au Ministre de la marine de "régler au plus vite" l'affaire du capitaine Boju dont ils font l'éloge. Ces appuis et l'absence du rapport du capitaine Thibaut incitent les membres du tribunal à la clémence d'autant qu'ils sont également ses collègues. Le capitaine Boju sera acquitté au bénéfice du doute. L'affaire est réglée, il garde donc son brevet de commandement. Moins d'un an plus tard, en janvier 1901, le 3 mâts barque Versailles lui sera confié pour prendre un chargement de Nickel à Thio.

La découverte

Aucun doute n'est possible, l’Émile Renouf repose quelque part sur le récif Durand. Le retrouver semble une simple formalité, il suffit d'y aller. En 1981, quatre plongeurs de Nouméa s'y rendent à bord d'un voilier américain, l'Emma Peel. Ils y arrivent en fin de journée et ont le temps de prospecter une petite partie du récif, comptant sur le lendemain pour une recherche plus complète. Hélas, l'alizé se lève dans la nuit, Emma Peel doit quitter le mouillage, la position est intenable et son ancre dérape. Le bateau dérive jusqu'au petit matin. Le lendemain toute nouvelle recherche devient impossible, la météo s’aggravant. L’Émile Renouf est à nouveau en sommeil.

En janvier 1989, nouvelle tentative de l'association avec l'équipage du navire hydrographique La Boussole, commandé par le lieutenant de vaisseaux James. Nous ne disposons que de huit heures pour les recherches. La météo est favorable et nous permet d'approcher les lieux du naufrage. Malheureusement, le magnétomètre donne des informations totalement incohérentes. Jusqu'à la dernière minute deux plongeurs tractés par un canot sillonnent vainement une portion du récif.

En mars 1989, troisième tentative, avec le patrouilleur de la marine, La Moqueuse, accompagné de la pilotine La Gazelle. L'état de la mer empêche durant plusieurs jours toute tentative d'approche du site. En fin de mission, malgré les fortes vagues, les membres de l'association tentent une mise à l'eau d'une embarcation. Résultat de la manipulation: notre pneumatique se retourne et nous perdons pour 20 000FF de matériel. L'équipe de télévision qui nous accompagne baptise le lieu "la marmite du diable".

En septembre 1991, La Gazelle appareille une nouvelle fois de Nouméa avec à son bord l'équipe de plongeurs de Fortunes de Mer et le magnétomètre. Après une nuit complète de navigation, le récif Durand est repéré. La première hydrographie du secteur est effectuée à l'aide d'un GPS et d'un sondeur, en suivant la ligne de sonde des 10mètres. Un périmètre de recherche est matérialisé par des bouées reliées à des corps-morts. Le magnétomètre est installé à bord d'un Zodiac Mark V. Moins d'une heure plus tard, une anomalie s'imprime fortement. Deux plongeurs se mettent à l'eau pour vérifier l’information.

A 10 mètres, dans une eau limpide, une gigantesque masse métallique  s'étend à perte de vue. Cinq ancres sont là près d'un guindeau monumental. Des entrelacs de barres de ferrailles se dressent ça et là près d'un cabestan. De nombreux hublots sont vrillés, ce qui donne une idée de la violence des déferlantes. A l'échelle d'un plongeur, le gouvernail paraît énorme. Sur la partie tribord de l'épave se retrouvent coincés dans une faille, trois immenses cylindres en métal : c'est ce qui reste de la mâture.

Plusieurs reliques sont remontées: des hublots, un chandelier, une vanne à trois voies, un lest de compas. Dans une section de mât de beaupré est dégagé avec grande difficulté un superbe réa en bronze. Sous  les plaques métalliques une partie du chargement de minerai de nickel est agglomérée et compactée comme du grès.

Dès le retour à Nouméa l'équipe ne résiste pas à la tentation de téléphoner au Havre « Allô M. Max Corblet? Nous venons de retrouver le voilier de votre grand-père! » Séquence émotion entre l'équipe de Fortunes de Mer et l'un des petits-fils d’Édouard, maillon de cette mythique épopée de la "route du nickel".

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